Par : Mohamed ZIANE-KHODJAO-rage ! le ciel nous tombe dessus… Merde !
encore une lâcheté innommable. Je n’en reviens
toujours pas. Et pourtant… Ils t’ont traîné dans la boue puis foudroyé,
les béotiens, les voyous stipendiés par ceux que la dure réalité a complètement
dégrisés. Pris à la fois de prurit de pouvoir et d’aporie, ils ont mis
jusqu’à l’honneur de l’Algérie dans leur ligne de mire. Quelle sale
engeance ! Oui, Tahar ! C’est parce que tu étais d’une rectitude
intellectuelle indéniable que tu as encouru leur foudre. Ton combat,
en fait, n’a rien à envier à celui de ce personnage légendaire qui avait
osé harceler, puis braver une hydre en furie. Effectivement,
le preux compte parmi les victimes, mais plus tard servit d’exemple
fatal aux jeunes du village qui prirent leur courage à deux mains pour
libérer la source de la bête immonde. Notre source à nous, c’est cette
modernité même que tu as su défendre avec ton verbe hardi, à un moment
cornélien que vit le pays. Et l’hydre à laquelle tu livrais bataille
n’est autre que le fascisme qui fait que nous sombrions dans la dégénérescence
programmée. Autant dire que tu dégainais et tirais sur les bélîtres,
les esprits étriqués, les malfrats, les potentats, les patriotards…
Ah ! tu avais vraiment le don d’ubiquité ! Oui, c’est aussi
cela, et surtout cela la « race irritable des poètes ». Mais,
seulement, voilà : un pays qui tire sur la crème de ses enfants
est-il encore un pays ? Une télévision (notre pleureuse professionnelle,
veux-je dire) qui procède, au même titre que notre école « sinistrée »,
à l’abrutissement de masse ; au mépris des Feraoun, Haddad, Amrouche, Dib, Mammeri, Khedda,
Bouguermouh, Bachir Hadj-Ali, Issiakhem, Kateb Yacine,
Djaout, Mimouni…
est-elle réellement nôtre ? Alors qu’ailleurs on aurait inscrit
leurs noms en lettres d’or sur un panthéon. Enfin,
que dire d’un gouvernement qui s’en prend hargneusement à tous ceux
qui font preuve d’intelligence, allant jusqu’à l’horrible flagornerie
en les désignant comme cibles à abattre aux intégristes ? Telle
est notre triste réalité : un peuple monté contre lui-même. Tahar,
cela me rappelle Moh Saïd, au tout début de ton roman « Les Vigiles »,
qui « tenta de forcer ce cercle cauchemardesque. Il se détacha
subitement de la masse des assistants silencieux et s’élança avec un
cri terrible pour enjamber le mur de pierres. Mais une rafale l’arrêta
à mi-course. » « Simple d’esprit » parce que sans doute
mal compris par la majorité résignée… Mieux encore, ne traite-t-on pas
les écrivains transcendants de cinglés ? Parce qu’ils avaient crié
assaut à la Bastille, préparé le Printemps de Prague… Et pourquoi pas
le Printemps Berbère. Aussi, je suis de ceux qui croient que tu as ri
des énergumènes au moment où ils braquèrent leur haine assassine sur
toi. On ne tue pas les idées. Toujours
ne reculer devant rien, ou sinon pour mieux sauter. Du coup, il me vient
également à l’esprit l’illustre Soljenitsyne, après avoir purgé une
peine de huit ans aux confins de la Russie, dans l’Archipel du Goulag
(mais toujours dans le giron de son peuple), au début des années soixante-dix
et récidiviste : « De cette façon, je leur laisse l’unique
possibilité de perpétuer leur violation à visage découvert, me tuer
rapidement parce que j’écris la vérité sur l’histoire russe. »
Je ne sais pas si c’était à lui, ou il la fit seulement sienne :
« L’expérience des dernières générations me convainc pleinement
que seul l’inflexibilité de l’esprit humain, fermement dressé sur le
front mouvant des violences qui le menacent et prêt au sacrifice et
à la mort en proclamant : « Pas un pas de plus ! »,
seule cette inflexibilité de l’esprit assure la véritable défense de
la paix de l’individu, la paix de tous et de toute l’humanité . » En tout
cas, il semble que vous cultiviez la même vision des choses, du moins
dans le « domaine de l’essentiel », faire éviter un avenir
grand-guignolesque à son pays. Et maintenant que tu t’en vas, par la
faute à l’Algérie, avec tout ce que tu marivaudais, nous voilà dans
tous nos états. Quelque
chose comme de la neurasthénie gâche nos espérances. À Béjaïa,
« Soummam » te pleure –tout le monde, d’ailleurs-, d’autant
que tu ne viendras pas nous rejoindre (Smaïl,
Rabah, Mouloud, Razika, Hassiba, Brahim, Zahir, Abdelhakim, Kamel, Farès… et moi) pour préparer
ensemble les 5e Poésiades. Bien sûr,
nous viendrons à Oulkhou te magnifier, et
à chaque fois, poétiquement. C’est promis. Ar
tufat a Tahar !
Le 01 juin 1993 Mohamed ZIANE-KHODJAL’INTERVIEW « FIDÈLE À LA POÉSIE »**« LE JEUNE INDÉPENDANT » : Il semble que vous êtes fidèle à la « tradition ». Tahar DJAOUT : Je ne sais
pas de quelle tradition il s’agit. La « tradition », c’est
un terme un peu vague. Est-ce qu’il s’agit d’une tradition sociale,
d’une tradition d’écriture, d’une tradition culturelle… Je dois vous
avouer qu’au contraire le mot « tradition », de prime abord,
n’a pas vraiment ma sympathie. La tradition c’est ce dont on peut se
nourrir, tirer des choses négatives… Elle peut être un frein à un certain
nombre d’autres choses. Un frein à l’innovation, à l’aventure. Je pense
plutôt que je ne suis pas fidèle à la tradition. -Je voulais dire les « Poésiades »… -Là encore, j’aurais souhaité. Mais,
malheureusement, je n’ai pas été chaque année. Disons que j’ai participé
aux premières « Poésiades », effectivement.
Aujourd’hui, je suis encore ici. Donc oui, je suis fidèle à la ville
de Bougie, à la poésie. Ces « Poésiades »
sont, pour moi, un lieu de confrontation, d’échanges, d’ouverture…,
qui est très appréciable. -Est-ce à dire que la vieille ville
maritime ressemblerait quelque part à un poème ? -Oui, je crois que le poème est une
émotion, un sentiment… C’est aussi un ordonnancement. Dans le poème,
il y a le désir de déconstruire le monde et de le reconstruire différemment.
Je crois que la ville de Bougie, par son architecture, sa morphologie ;
cette façon dont la montagne tend de manière abrupte dans la mer…, est
effectivement une sorte de poème naturel. -En tant que poète, justement, sous
quel angle voyez-vous la poésie ? -Il n’est pas toujours aisé, pour un
créateur, de parler de son propre domaine. Je crois qu’il y a toute
une part d’intériorité qu’on exprime lorsqu’on pratique son art. Mais
qu’on n’analyse pas toujours de façon efficace lorsqu’on essaie de prendre
ses distances vis-à-vis de cet art. La poésie c’est une expression privilégiée.
C’est un rapport à la fois intense et douloureux aux mots, au langage.
Une expression d’une grande intransigeance. C’est, pour moi, l’expression
littéraire la plus accomplie. -Vous assistez aux 4èmes « Poésiades ». Comment trouvez-vous les jeunes plumes ? -Ce qui frappe, de prime abord, c’est
la profusion des poètes. Notamment en langue kabyle. C’est très touchant
de voir dans ces « Poésiades » autant
de poètes. Des dizaines, peut-être même une centaine, de poètes venus
d’un peu partout. Ce qui est très intéressant, c’est de voir des poètes
relativement connus et consacrés être confrontés à des poètes qui sont
–parfois- à leurs premiers balbutiements. Je pense que ces « Poésiades »
créent un terrain d’échanges, de confrontation…, qui peut d’abord être
bénéfique pour les poètes –disons novices- qui peuvent sans doute
apprendre des choses au contact des poètes plus vieux, plus connus…
Et pour ces derniers, ça peut être aussi une très bonne expérience,
de voir un peu quelles sont les nouvelles directions prises par la poésie.
À quel genre de thème et d’écriture s’intéressent les jeunes poètes. -Ces mêmes jeunes poètes se plaignent,
très souvent, de la non-publication de leurs poésies. -Oui, ce que vous dites confirme, d’autant
plus, le mérite de ce genre de rencontres que sont les « Poésiades ». Il est vrai que la poésie est devenue –pas
en Algérie seulement, malheureusement- un art tout à fait mal aimé,
sous prétexte que ce n’est pas un genre commercial. Les éditeurs ont
cessé d’accueillir et de publier la poésie. Hélas ! c’est un grand
tort que de porter à une expression aussi importante que la poésie,
qui est un élément constitutif de la littérature et de la culture d’un
peuple, un tel préjudice. C’est vrai que malheureusement la poésie traverse
une période très dure, notamment du point de vue de l’édition. Je pense
que des rencontres comme celle de Béjaïa,
et puis les réseaux associatifs, peuvent faire quelque chose pour la
poésie. En la faisant connaître, évidemment, par la diction, comme c’est
le cas ici. Ou même arriver à la publication, à la diffusion d’un certain
nombre de plaquettes, à travers les réseaux associatifs. -Comment trouvez-vous le lectorat algérien ? -Je crois, malheureusement, que l’école,
qui est le principal lieu où se forment les lecteurs, ne joue absolument
pas son rôle. Dans ce sens là, le système éducatif algérien est extrêmement
défaillant. C’est un système qui n’encourage pas du tout la lecture.
Nous savons que, ces dernières années, des livres jugés profanes, irrévérencieux,
ont été retirés des bibliothèques scolaires, universitaires. Nous savons même que des condamnations
à mort ont été prononcées par un certain nombre d’illuminés contre les
écrivains. Donc, je remarque, malheureusement, qu’il n’y a pas
de relève en ce qui concerne les générations de lecteurs. Et c’est quelque
chose de tout à fait effrayant. Non seulement pour le livre lui-même,
mais pour la société algérienne. Parce que le livre n’est pas seulement
un produit commercial, un produit de distraction. C’est aussi un produit
qui véhicule des valeurs, qui est déterminant dans la formation de la
culture humaniste d’une nation. -Quelle est par-là votre appréciation
sur le devenir de notre littérature ? --Je pense qu’on est rarement efficace
lorsqu’on essaie de déterminer l’avenir à partir du présent. La littérature
est quelque chose de mouvant, de vivant, de mobile. Il est très difficile
de déterminer son avenir. Toutes les prospections qu’on fait sont généralement
démenties par la dynamique même de cette littérature qui n’est pas toujours
là où l’on l’attend ; qui n’avance pas toujours dans le sens qu’on
essaie de lui assigner. La littérature algérienne dépendra à la fois
des écrivains algériens, des lecteurs algériens, des maisons d’édition
algériennes. Nous remarquons que malheureusement, aujourd’hui, ces différents
segments de la littérature sont extrêmement défaillants. Mais j’espère,
en ce qui me concerne, que c’est une défaillance passagère. Que la littérature
algérienne qui possède déjà une dynamique, du point de vue de ce qui
la crée, trouvera aussi des structures et les relais nécessaires pour
maintenir sa vitalité, son développement et sa diffusion. -Aussi, notre littérature recèle des
œuvres, disons au mérite transcendant… D’où il serait souhaitable de
la porter à l’écran ? -Il ne faut pas oublier qu’il y a eu
quand même un certain nombre d’expériences. Nous avons « L’opium
et le bâton », « Le vend du sud », « L’incendie »…
Donc, des œuvres qui ont été portées à l’écran. Mais la littérature
algérienne, par sa richesse, par l’intérêt de ses thèmes, aurait pu
constituer pour les réalisateurs de cinéma une mine encore plus sollicitée.
J’espère que ces réalisateurs qui se plaignent souvent de ne pas avoir
de textes, de ne pas avoir de scénarios valables…, pourront penser à
exploiter cette mine ; donc qui est la littérature. Et je pense
qu’ils commencent à verser dans ce sens-là. Je peux vous apprendre,
par exemple, que « La colline oubliée » de Mammeri est en
voie d’être tournée par Abderrahmane Bouguermouh. Je crois savoir aussi que « Le fleuve détourné »
de Mimouni fait l’objet d’un projet de film.
Mon roman « Les vigiles », aussi, a été adapté par le réalisateur-scénariste
tunisien Ahmed Benmahmoud. Et Kamel Dehane, le jeune réalisateur
algérien, qui a fait le film sur Kateb Yacine, voulait le tourner. -Le dernier mot ? -Je souhaite, pour terminer, une longue
vie à ces « Poésiades » de Béjaïa. Parce que c’est quand même un terrain d’expression
extrêmement intéressant. D’autant plus intéressant qu’il constitue une
tribune pour la poésie dont nous disions, justement, que c’est un genre
mal aimé. Fin juillet 1992 Entretien réalisé par : Mohamed
ZIANE-KHODJA * Article
paru dans : -RUPTURES, hebdomadaire national d’information
(à l’époque) –Algérie, début juillet 1993. ** Entretien
paru dans : -LE JEUNE INDÉPENDANT, hebdomadaire
(maintenant quotidien) national d’information –Algérie, |